Chaudron Bavard (Jengo)

Battre le pavé un soir de juillet c’est s’offrir à la langue encore chaude du soleil. L’air vibre étrangement, et tout semble loin. A vivre sous la pluie de Londres, on en redécouvre la chaleur les jours d’éclaircie. Et pourtant, Jengo avait déjà traîné ses guenilles dans les coins les plus suintants de la terre.

Ce soir-là, le soleil n’était pas encore couché. Le ciel, encore bleu et délavé, prenait progressivement ses teintes mauves et l’air était encore bon. Tout refroidissait lentement.

Jengo sortait couvert de suie de l’Allée des Embrumes. Le châle qu’il portait autour du cou fumait encore du feu que quelques bébés dragons avaient craché sur lui. La marmaille écailleuse est une denrée précieuse sur le marché noir et si les prix sont si forts c’est bien parce que bon nombre de revendeurs se grillent les sourcils à garder les impétueux reptiles en captivité.

Mais de ces activités illicites, Jengo se détachait maintenant qu’il rejoignait l’artère principale du quartier sorcier. Le baroudeur s’épousseta, comme pour se laver de quelques crimes et se mit en marche. Il allait rejoindre son camarade au Chaudron Baveur.

Point de bascule entre deux mondes, celui des moldus et des sorciers, mais aussi celui des ténèbres et de la lumière. C’était bien là que des aventuriers en rades venaient crécher en arrivant à Londres, distillant leurs histoires à la clientèle. On ne garantit rien de ce que vous pourriez y entendre, tout dépend du degré d’ivresse et de l’heure où vous y allez.

Pour l’heure, tout était calme. Presque mort, même. La clientèle était peu nombreuse, mais la soirée ne faisait que commencer.  

Il ne fallut qu’une seconde à Jengo pour apercevoir son ami parmi les tables de la taverne. Atlas était une montagne de muscles. Grand et fort. Un type comme Jengo les aimait. Il avait une haute stature et l’air noble. Une sorte de force rentrée, de brutalité contenue que le baroudeur avait eu le plaisir de voir libérée, rendue frénétique même, au bar ou à la guerre.

Il avait toujours semblait appartenir à un autre monde que lui. Sorcier confirmé, certes, mais aussi d’une race autre, supérieur et ancienne. Celle des seigneurs et des grands du monde. Il avait une affection particulière pour lui, qui dépassait la simple camaraderie militaire – de soudards même – qui avait pu les lier autrefois durant la guerre. Il sentait en lui un frère de fougue et d’ardeur.

Depuis la fin de la guerre des boers, ils avaient tenté de garder un contact, par le biais de lettres et de réunions du Passangers Club, mais cette occasion était la première qui se présentait pour qu’ils se retrouvent enfin, d’homme à homme.

Jengo se sentait gaillard de retrouver un compagnon qu’il estimait tant. Dans sa tête revenaient les couleurs des tentes et des camps, des batailles et des uniformes, des cieux sous lesquels ils avaient bu et combattu.

Slalomant parmi les tables, il zigzagua vers Atlas qui semblait absorbé par la carte de l’établissement. Un vrai parcours du combattant pour une rencontre de vétérans. Flamel sembla lever le nez à son approche. Peut-être le prenait-il pour le garçon de service.

« Attila ! », éructa Jengo, surnom qu’il lui avait affectueusement donné au front, entre la barbarie et l’humeur grivoise des camps de soldats.

Il lui décocha une vigoureuse tape sur l’épaule et pris place.

Le bossu qui gérait l’établissement clopina vers leur table et leur demanda d’un ton mièvre ce qu’ils allaient commander. Jengo, sans regarder la carte, du ton de l’habitué des bars, commanda une bière aux épices, infect au goût mais d’un fort dosage d’alcool.

Où Jengo en était, c’était sous-tendre qu’il s’acheminait vers quelque chose, à savoir qu’il avait un projet. Il n’en avait aucun. A croire que seul le hasard et l’impulsion forgeaient sa route.

Jengo eu un sourire carnassier, l’expression d’une bête qui montre les crocs, saillants et pointus, histoire de montrer aux autres qu’elle était venue là pour mordre et prendre sa part.

Bien-sûr qu’il gambergeait dans des affaires louches, c’était après tout son moyen de survie. Au camp, il avait toujours était celui qui refourguait en douce la binouze à la compagnie. Franc-tireur, mercenaire, c’était un vendu, une morale à acheter. Ils étaient d’ailleurs nombreux chez les officiers à l’exécrer pour son statut de gun for hire. Se vendre sans vertu pour une cause nationale, patriotique, ou quiconque payerait…

Atlas, ce gaillard toujours droit, avait toujours semblait être celui qui voyait outre, ou par-delà. C’était ce qui avait mis Jengo en confiance et lancé leur amitié. Qu’importe le partie auquel Jengo semblait adhérer, Atlas suivait, fidèle et monolithique, bravant et s’érigeant contre tout.

Il usait d’euphémisme. Sa sincérité maladroite était touchante. Voilà qu’il voulait mettre le pied dans les affaires louches mais qu’il avançait à tâtons. Pointes de chevilles, rondes de jambes. Ca dansait avec le diable.

Jengo en avait presque mal pour lui de savoir qu’il s’engageait dans une voie sombre mais sa double nature de marchandeur au black s’empara de lui bien vite et voilà qu’il le questionnait déjà. Se murant contre toutes questions le compromettant, il s’engagea directement sur les directives.

«  S’il te faut parler affaires, bois quelques lampées, mais vient-en vite aux faits. Tu me connais et je préfère des expositions justes et efficaces. »

Jengo écoutait son camarade, serrant la mâchoire. Y’avait bien quelques papous qui donnaient dans le spiritisme, avec leurs faces couvertes de cendres, noires comme la mort, mais la plupart du temps ce qu’on entendait c’était leurs ancêtres. Ou les vaudous de Louisiane qui pouvaient vous sortir des zombies de terre, mais rien ne garantissait l’état du cadavre. Ce n’était qu’une carcasse pourrie qu’on venait animer artificiellement, et souvent ça dégénérait.  

Ça lui tordait toujours les boyaux, ces trucs de nécromancie, comme si on touchait à quelque chose de fondamental, une peur ancienne. C’est contraire à la nature de s’attaquer aussi vivement à la mort. Il valait mieux s’attacher à la vie, aller de l’avant et tout laisser derrière. C’était comme ça que Jengo survivait, une fuite aveugle dans une seule direction, sans laisser de traces.

La peine que devait sentir Atlas, Jengo ne la connaissait pas. La mort par contre, il l’avait côtoyé et regardé en face tout comme lui, sur les champs de bataille. Le cœur endurci aux prix des balles de fer. Qu’il cherche à rentrer en contact avec sa belle, c’était peut-être ce que tout amant effondré chercherait à faire. L’éternelle histoire d’Orphée et d’Eurydice. Il avançait en thèmes mythologique, le vieux Atlas, et ça lui jouera des tours.

« Y’a bien un type que je connais. » lâcha Jengo. « Il vit dans une mansarde de l’Allée des Embrumes. Il vient d’Uruguay, un vrai oiseau de paradis qui parade avec plein de plumes. » Il fallait dire que pour un thanatonaute il avait l’air plutôt coloré et vivant. « Il est un peu fêlé. C’est un natif des jungles. Il était chaman dans sa tribu. Il agit comme un ‘conduit’, si tu veux. Les morts parlent à travers lui. ‘Sais pas ce qu’il vaut vraiment, mais j’en ai vu sortir de chez lui pleurer, et s’arracher les cheveux. »

Jengo pris le temps d’avaler une rasade d’alcool puis se pencha en avant, regardant son ami dans le blanc des yeux. C’était pas tant pour s’assurer de la confidentialité de leur entretient – il savait qu’Atlas y avait déjà remédié – que pour se rapprocher de lui, au plus intime. Peut-être qu’il cherchait à l’intimider un peu, aussi. « Mais si j’étais toi, j’ferais attention à ce genre de choses. D’expérience, je sais qu’on ne trépasse pas impunément dans le territoire de la mort. On y laisse toujours quelque chose. Et parfois, le prix est fort. »

Le regard du type esseulé et triste, qui noie sa détresse dans l’alcool, Jengo le connaissait très bien. Il l’avait vu au quatre coins du monde, dans les boui-bouis les plus sordides et dans les tavernes deluxe pour le gratin – c’est qu’il a trainé ses guenilles partout. Le langage du corps transcende toutes barrières de langue ou de culture. C’est quelque chose de profond et d’animal.

Sur le coup, ça lui fendait le cœur de voir son ami traversé par l’affliction. Il avait cet air flasque et triste que tous les torchés endeuillés ont lorsqu’ils plongent leur esprit écorché dans les brumes de l’alcool. La nuit noire de l’introspection douloureuse.

L’alcool, Jengo l’avait toujours connu gaie avec Atlas. Une amitié virile qui s’était forgée dans les camps, la boue, et la binouze. Il avait bien sûr oublié toutes les paroles pâteuses que le spiritueux vous fait gerber, des flots d’incohérences incompréhensibles ; mais il avait toujours senti le lien de solidité fraternel qui les unissait. Ils pouvaient compter l’un sur l’autre sans tomber au front, mais voilà que le colosse se brisait, qu’il menaçait de s’effondrer, que les fêlures de l’âme attaquaient la fondation-même de son être.

Jengo balaya l’air d’un geste de la main. Pas d’autre piste en tête. Mais il était hors de question de lui donner l’adresse du marabout. Non seulement cette information était réservée aux fureteurs peu scrupuleux des marchés noirs, mais aussi parce que le baroudeur avait un mauvais pressentiment. Lui, qui d’habitude était le j’en-foutiste irresponsable, avait la sensation que quelque chose allait mal tourner et qu’il se devait de faire attention à son frère d’arme comme on prend soin d’un ami ivre. Il le guidera au royaume des morts.

« J’t’y conduirai. Le prends pas mal mais ce n’est pas bon pour les affaires qu’on ébruite trop où le trouver. » ce genre de commerce se passe de publicité. « Y t’faudra un poulet. Quelque chose de mystique je veux dire. Des plumes d’oiseaux rares. Magique ou pas, j’crois qu’il s’en fout. Mais faut qu’ce soit coloré. Il a une vraie manie pour ça. J’l’ai vu accepter tout, du phoenix jusqu’au moineau, mais j’crois qu’il favorise quand même les pièces rares. »

Jengo eu presque l’air contrit, désolé de ne pas pouvoir aider plus son camarade. Si toute cette histoire ne tenait qu’à lui, s’il avait les capacités du shaman, il l’aurait fait gratis, mais là, ça le dépassait.