rodeo (albus)

La fête, déjà, bat son plein. Comme hier et comme demain, les puissants se vautrent dans la crasse la nuit venue, oubliant momentanément les idéologies du matin.
Vermines.
De leurs rires gras à leurs mains moites qui entachent tout ce qu’ils prennent (arrachent).
Vermines.
De leurs regards de connivence à l’impunité de ceux qui se pensent intouchables, tapes dans le dos et surtout bravo. Ah, elle est belle, l’élite, quand elle se mêle à la plèbe. Resplendissante d’hypocrisie quand elle prétend, rien que pour un instant, considérer ceux qu’elle enchaîne et achète comme des égaux. Personne n’est dupe, bien sûr, et certainement pas eux : à l’arrière de la scène, le peuple crache et méprise avec tout autant de hargne. S’organise aussi, parfois. Des noms de personnes à éviter s’échangent, des mots d’urgence se récitent religieusement, des arrangements se créent (repose-toi, je te couvre et tu me remplaces après demain). La solidarité est toutefois timide et limitée, puisqu’ils savent tous que s’ils s’écartent trop du troupeau personne ne viendra les sauver. Fais ce qu’on te demande, souris, avance.
Survis une autre journée.
Certains étouffent sous la pression de la laisse fermement enroulée autour de leur cou, mais pas elle. Munie de son plus beau sourire, paradant entre les hommes importants, rieuse quand elle échappe aux doigts sales tentant de s’attirer ses grâces pour la soirée. Oui — la fête, ce soir, semble être la même que la veille. Aujourd’hui pourtant, sa chaire n’est déjà plus à vendre : sa compagnie a été réservée en avance par Albus Dumbledore, au sujet duquel il se murmure qu’il ne vient jamais plus que pour elle. Aujourd’hui, Persephone aussi scintille de l’éclat des impunis.

Un verre glissé entre les doigts, elle observe les hommes s’engouffrer dans le salon des jeux, s’approcher de l’une des tables, envelopper des femmes qui lui ressemblent de leurs bras lourds en leur soufflant tu seras mon porte-bonheur. Leur visage et habitudes lui sont déjà familiers, par expérience ou par secrets partagés. À gauche, cheveux blonds et air affable, violent dès que les portes se referment. Au milieu, armoire à glace, aime être dominé. Un peu plus loin, en train de tenter de négocier le prix de la mise de départ, déshérité et prêt à tout pour retrouver la gloire arrachée. Si différents et pourtant, tous ont dans l’oeil l’éclat de la bête affamée. Vermines.
Persephone se raidit quand une main vient se poser dans la courbe de son dos, l’enjoignant à elle aussi pénétrer dans la pièce déjà enfumée. Un regard vers la droite la rassure immédiatement : dans les yeux d’Albus, elle ne voit qu’un enthousiasme pétillant. « Whisky Pur Feu », elle glisse un peu précipitamment, du bout des lèvres. Pour s’assurer qu’il n’a pas oublié. Pour se rassurer, aussi. C’est pourtant elle qui lui a assuré que c’était une bonne idée, quand il lui a parlé des soupçons de l’Ordre quant au sort de certains nés-moldus. Disparitions, rumeurs saisies au vol… Le climat actuel prête à une paranoïa généralisée, et les hypothèses ne pouvaient être vérifiées qu’auprès des petites mains du département de la santé magique. Quand le plan a commencé à prendre forme, c’est encore elle qui a insisté pour y participer. Elle qui a sautillé comme une gosse quand il a accepté. Elle qui, à présent, sent ses tripes se retourner et ses doigts se serrer autour de la coupe de vin d’ortie. Lâcheté instinctive contre rage destructrice, deux entités luttant pour remonter à la surface.
Alors tu fais quoi, tu cours ou tu attaques ?
Ni l’un ni l’autre : inspirant profondément, elle se blottit davantage contre lui tandis qu’ils franchissent les quelques mètres qui les séparaient de la table de poker. Les salutations sont chaleureuses, presque amicales, dirigées vers lui plus que vers elle, évidemment. Qu’importe — c’est dans l'ombre qu'elle s'épanouit. Un « bonsoir, messieurs » respectueux et quelques plaisanteries plus tard, Albus s'installe à l'une des dernières places disponibles, armé de son flegme habituel. Toujours debout, elle se glisse néanmoins à ses côtés, sa main libre venant défroisser le col de chemise de son partenaire. Affectueuse, comme ils l’avaient décidé ensemble avant de se retrouver, pour s’assurer que personne ne cherche à s'approprier ses faveurs. « Qu’est-ce qu’on parie, ce soir ? » lance-t-elle à la ronde. Des gallions, parfois, mais pas toujours. Les sorciers qui viennent s’aventurer au Fol’Opium chassent l’ennui, et l’argent n’est souvent que l’une des choses qu’ils possèdent en abondance ; le vénal s’en contente quand le vicieux préfère parier la vertu de sa fille aînée. Et si elle n'a que faire de ce que les avides sont prêts à perdre pour un frisson, elle sait que c'est ce qu'il leur faudra gagner pour obtenir les informations dont ils ont besoin.

"On se déshabille à ce jeu ?"
Le rire est sale, comme le regard qu’il pose sur son corps.
Dans une autre vie, elle aurait pu rétorquer, le fiel prêt à être déversé par une bouche qu’elle étire encore une fois dans un sourire aux bords tranchants. Dans une autre vie, peut-être, elle aurait pu faire payer l’affront. Mains devenant poings, tête de connard se peignant de carmin. Rouge rouge rouge dans ses yeux, les nerfs déjà trop éprouvés pour qu’elle parvienne à maintenir l’attitude nonchalante qu’on lui a toujours préféré.
La main d’Albus se glisse dans ses cheveux et elle parvient à détourner la tête, à glousser légèrement quand il souffle "peut-être plus tard."
Plus tard pour elle aussi.
Plus tard, les possibilités deviendront peut-être réalité et l’ingénue qu’elle s’est plue à incarner pendant des années pourra enfin laisser place à — quelque chose d’autre. Quelqu’un d’autre. Identité réelle plus que soigneusement manufacturée, cette fois-ci, masques posés à ses pieds et facettes mises de côté. Peut-être. Probablement pas.
Pour l’heure, elle se contente de faire ce qu’on attend d’elle, pantin désarticulé s’agitant au rythme des caprices de son marionnettiste. Ce soir, c’est Dumbledore qui mène la danse, et sans doute le préfère-t-elle à tout autre. Pantin oui, mais au maître choisi pour l’occasion, promotion non-négligeable. Le plan est rôdé, de toute façon : il ne lui reste plus qu’à suivre la chorégraphie qu’ils ont répétée ensemble. Tandis qu’il prépare la poudre, elle se saisit des cartes qu’elle mélange rapidement avant de les distribuer rapidement aux participants.
Pas de tricherie sur la table, ce n’est pas le jeu qui est pipé aujourd’hui. Les gagnants partiront avec leurs gains et les perdants cracheront leur venin, à n’en pas douter, et avec un peu de chance ils n’auront même pas réalisé qu’aucun d’entre eux n’est sorti vainqueur de la soirée.  

Son partenaire propose de partager le stupéfiant à la tablée, qui accueille l’idée avec enthousiasme. Rien d’étonnant, personne ici n’est jamais opposé à l’idée de se vautrer davantage dans la crasse. Persephone elle-même a pris l’habitude de devoir en consommer, bien qu’elle essaie au maximum d’éviter. Il est souvent trop dangereux d’altérer l’esprit vif, irresponsable de renoncer au contrôle qu’elle exerce en permanence sur ses propres faits et gestes. En théorie, donc, elle refuse les offrandes. En pratique, il est parfois tout aussi dangereux de dire non. L’équilibre est précaire, et elle devient funambule peu téméraire vacillant au bord du gouffre, tentant tant bien que mal de ne pas basculer. Ou choisissant elle-même de plonger, comme elle le fait à présent en se penchant vers Albus quand il lève la main pour lui partager un peu de produit. Probable qu’elle en joue un peu, une main posée sur son épaule pour s’appuyer, la langue tirée dans une attitude presque enfantine, ignorant l’estomac révulsé et les hurlements de sa fierté. Le spectacle doit être parfait, après tout, rôle qui lui colle à la peau et souille chacune de ses interactions. L’effet du stupéfiant est immédiat, déplaisant par ce qu’il implique, et une chaleur soudaine colore ses joues tandis que les participants se servent à leur tour généreusement. Main droite glissant sur le bras de son complice, elle se sert de sa main gauche pour s’éventer. "Je vous sers à boire messieurs ?" La proposition est légère, les mots légèrement traînants contre sa langue déjà engourdie. Elle n’a à prétendre ni la langueur, ni la candeur pathétique. "C’est la maison qui offre," ajoute-t-elle d’un rire. Les commandes sont bientôt passées, et elle s’éloigne d’un pas assuré vers le bar du salon, situé dans un coin reculé.
Les paumes sont moites quand elle relève ses jupons, les gestes tremblants. Quelques fractions de seconde à peine avant qu’on la remarque, avant qu’un client déjà imbibé vienne saisir sa taille de ses phalanges sales, avant qu’on la saisisse par la gorge et qu’on la prenne la main dans le sac. Ses doigts délogent une petite fiole qui était coincée entre ses bas et sa peau, et elle prépare rapidement les boissons demandées. Un. Deux. Trois. Trois gouttes, en tout et pour tout, dans chaque verre, à part les leurs. Ses yeux mémorisent la position de chaque coupe, priant pour ne pas offrir par inadvertance la potion à Dumbledore. Le moment semble durer une éternité, mais déjà elle entreprend le chemin inverse, un plateau entre les bras. La salle se remplit de plus en plus, lui permettant de passer presque inaperçue au milieu de la masse, bien que son regard croise celui de l’une ou l’autre de ses collègues, occupées elles aussi à rire trop fort et à hocher la tête telles des chiennes bien dressées. Ses yeux se font noirs, un instant, mais l’éclat disparaît aussitôt arrivée à sa table. Les verres sont tendus à chaque personne, et elle lève finalement le sien dans un sourire: "À vous, et à cette merveilleuse soirée que j’ai l’honneur de passer en votre compagnie."
À tous ceux qui s’évertuent à leur plaire, à tous ceux qui se battront pour leur vie demain, à elle et à tous ses rêves déchus. Et puis, surtout, à leurs corps froids à ses pieds, un jour.