cartes sur table.

Drapé dans une queue de pie, noire comme corbeau, Jengo s’avançait sur le tapis vermoulu et vermeil du Dragon D’or. Il était sapé comme un vaudou de New Orleans. On a beau être le dernier des mufles, l’élégance ça tape toujours à l’œil.

Chabert, la tête réduite cajun, dodelinait à chacun de ses pas, rebondissant contre sa jambe. Attaché par sa chevelure au ceinturon du baroudeur, l’être réduit n’en finissait plus de jarter de droite à gauche.

Jacasseur cocasse, Chabert était le boulet que Jengo se trainait depuis son départ de la Louisiane. Gagné au poker, la tête n’en tarissait plus de scander à qui voulait l’entendre ses exploits et ses méfaits, ses dons de divinations hypothétiques et ses élucubrations lubriques. Véritables moulin à parole que l’aventurier avait là, à sa merci. Véritable mine d’or aussi, à qui pouvait bien se faire embobiner.

Bien que confident de fortune, de temps en temps, Chabert était et resterait pour Jengo une monnaie d’échange de secours. On s’arrachait ces maudites têtes réduites, nouveau délire mercantile. C’est pourquoi il le trimballait de casino en casino comme mise de secours. En cas de pépin, on pouvait toujours le miser pour se refaire.

« fffffiou ! » lâcha la tête. «  C’est qu’y a d’la donzelles par ici. » De-ci de-là parvenaient les éclats des étoffes de la haute. Des femmes ivres et insouciantes, des maris grisés ou sombres. Tous venus ici parier leurs économies aux capricieuses rotations de la roulette. « T’occupe, nigaud. » lâcha le baroudeur. « T’es un peu court sur patte pour les satisfaire de toute façon. »

D’un geste brusque de la jambe, il fit taire la tête et s’en alla scruter les tables de jeux sur lesquelles se penchaient toutes les fortunes sorcières du Royaume-Uni. Il y avait des décolletés à vingt-quatre carats, lourd de diamants étincelants.

« Madre mia, » lança Chabert. « mais n’est-ce pas ? … »  Et oui, c’était. Là-bas, pas si loin, il y avait le profile entouré de braises d’une cubaine que Jengo connaissait bien. Un dos-nu, une arcature de reins qu’il reconnaitrait entre toutes. Après tout, elle à Londres, c’était logique, mais elle ici, au Dragon d’or … ? Jengo fronça les sourcils, curieux, et esquissa un sourire. Affirmant sa prise sur une bourse pleine de jetons (échangés contre des gallions à l’entrée), il s’avança à grand pas vers la table de jeu.

Le croupier, solennel et semi-somnolant, venait tout juste de rassembler les cartes du deck et, sans mot dire, laissa sa baguette mélanger le jeu. Les cartes se mouvaient dans l’air à un rythme harmonieux. C’était une ouverture. Jengo pris place sur un siège libre et jeta les jetons sur le tapis pour se payer le buy-in, l’entrée dans la partie. Un signe de tête pour le croupier, un grognement à l’intention des autres joueurs, et son regard rivé sur la cubaine. Puis le silence. Et la partie était lancée.

Le Dragon d’Or était agité aujourd’hui. Tandis que Naiara Fabregas dans sa robe rouge de soie, sa jambe finement musclée par des années de danse apparaissant dans le fendu de sa robe, un dos nu certain sur lequel un bijou de dos en argent tombait, parcourait les tables de jeu un petit sourire mutin sur les lèvres, elle voyait autour d’elle un royaume de vice et d’excès. Elle n’avait pas choisi la Loge aujourd’hui quand elle avait vu le minois de Sevda. Plutôt rester avec le peuple que la cotoyer encore. Déjà qu’elle tournait autour de son mari ! Impensable. Ainsi donc, Naiara Fabregas boudait et sa bouderie se voyait dans ses cheveux qui étaient devenus plus sombres que d’habitude, lui donnant une aura plus mystérieuse et sensuelle encore. Elle décida alors que la compagnie des messieurs à une table de poker.

« Bien le bonsoir messieurs. » dit-elle d’une voix presque chantante et insouciante. Les hommes posèrent leur mirette sur elle. L’un d’entre eux se leva alors pour lui présenter sa chaise. « Vous êtes bien aimable. » souffle-t-elle avec une œillade appuyée.

Elle voit la partie se terminer et attend qu’on vienne lui donner ses jetons. Jambes croisées sur le bord de son tabouret, la baguette de Naiara apparait accrochée à une fine bande de soie autour de sa cuisse. Elle ne la prendra pas, n’en ayant pas besoin mais déjà d’un mouvement de main, elle vient faire un signe à un serveur.

« Un Orgasme, s’il-vous-plaît. »

Du coin de l’œil, elle voit un des hommes rougir violemment tandis qu’un autre s’éclaircit la gorge. Ils ne le savent pas encore mais la partie commence déjà là. Elle sait ce qu’elle fait Naiara, jouant avec les apparences et ayant déjà repéré que l’un était plus expressif que l’autre. Son jeu à elle est simple : faire croire qu’elle est la bonne poire et attaquer au bon moment petit à petit, de manière qui semble aléatoire mais toujours calculé, jamais laissé au hasard. Quand ils s’en rendront compte, il sera trop tard. Non seulement elle aura gagné leur fortune mais en plus elle aura gagné leur cœur. Ne restera que l’embarras du choix pour passer la nuit tranquille en oubliant que son mari se trouve dans la sphère de Sveda. Quoi de plus simple.

Le serveur part et elle repose son regard sur table. Les jetons sont devant elle, sa cave déjà bien remplie. Ses doigts manucurés viennent alors prendre la cave minimum pour la mettre sur le tapis en évidence. Son regard est attiré alors par les cartes qui volent, se mélangeant toutes seules. Dans son champ de vision alors quelqu’un apparait.

Elle aurait aimé n’importe qui d’autre, même Sevda, c’est dire.

Mais il fallait que ce soit lui, le rustre aux mains rugueuses et aux manières brutales et sans délicatesse. Un sourire se dessine sur les lèvres de la cubaine tandis que ses pupilles prennent une teinte rouge en observant l’accoutrement du cracmol. Il détonne autant qu’elle dans cet endroit mais pas de la même manière. A vrai dire, sa vision est presque drôle. Lui, avec une queue de pie. Elle le préférait encore dans ses vêtements collants de sueur près de la belle Cuba lors d’une nuit chaude et humide.

« Eh bien, je ne pensais pas que vous fréquentiez ce genre d’endroit Cortazar. Peut-être devrais-je demander à notre chère Edelgard de faire plus surveiller la racaille qui rentre dans son casino. Ce serait dommageable pour son business. »

L’accent espagnol chantant égaie l’anglais protocolaire, la remarque est acide. Pourtant, il a bel et bien de l’animosité de la part de la sorcière qui ne se souvient que trop bien de leur dernière rencontre : l’homme trafiquant d’armes sur sa belle Cuba, sa belle Cuba si en danger déjà. Elle lui aura donné sa leçon, fière de ne pas avoir craqué. Elle pensait ne jamais le revoir et se demande un instant comment il a fait pour arrêter le maléfice qu’elle lui a lancé.

Autour de la table, le croupier brûle la première carte du tas et distribue les cartes. Naiara ne touche pas à ses cartes et continue d’observer Jengo. Elle sent déjà qu’il va l’agacer. Sa simple présence l’agace et elle essaie d’ignorer le tiraillement de ses tripes qu’elle connait si bien. Lui aussi.

Il en avait fallu des marabouts d’Afrique pour récurer la peau des furoncles laissés par le sortilège de Naiara. C’est qu’elle s’était inscrite dans la chair de Jengo bien plus profond qu’aucune autre n’avait pu, littéralement.

Ca le relançait sous son épiderme. L’ardeur. Le bouillonnement progressif qui échauffait ses sens et sa raison. Mais ça ne tenait en aucun cas de la rage ou de ressentiment. La faire payer ? et puis quoi encore. Il n’était pas venu là pour raquer. C’était une perte de temps, qu’importe le maléfice et les désagréments qu’il avait provoqué. Après tout, si elle l’avait maudit, c’était bien parce qu’il avait une quelconque importance pour elle, quoiqu’elle en dise. Il la tenait. Sa chair molle sous ses doigts, son cœur dans sa paume. Il savait qu’elle succombait toujours. Et puis, la passion qui l’habitait, cette braise ardente prête à tout consumer, de rage ou d’amour, c’était bien ça qu’il aimait le plus chez elle.

« Moi ? Rater une occasion de tout flamber ? C’est que tu m’connais mal, querida. »

Ton désinvolte de la promiscuité et de la connivence. Ils avaient vécu la rumba à deux, aux sons des cuivres de Cuba et les corps qui se mêlent et se liquéfient l’un dans l’autre. La transsubstantiation érotique ça part du brasier et ça termine en déluge.

Quant à sa remarque concernant son statut de racaille, de rebut sociétale, il n’en avait que faire car il savait bien que dans de nombreuses occasions c’était cette simple idée qui avait amené Naia aux combles des crues - la montée des eaux.

Les autres membres de la table, qui avaient une sorte d’admiration muette et sotte pour le décolleté de la cubaine, semblaient se tamponner de cet échange sous-tendant tout un passé de passion. Ils n’avaient d’yeux que pour elle, encore que certains s’impatientaient qu’on en vienne aux choses sérieuse : la partie.

Les cartes distribuées à chaque joueur, la mise lancée, la partie commence.

Le flop s’abat sur le tapis. As de Trèfle, Roi de Cœur, Dame de Pique. Ça s’annonce royal. La Dame de Cœur, elle, Jengo le sait, se trouve juste en face de la table, flamboyante comme un brasero. Rouge latine.

Premier tour de table. Le premier joueur check, le second aussi. Le troisième, un type un peu aviné et au stack court, semble au bout du rouleau. Il regarde les cartes sur la table, sans grande conviction, l’œil morne, puis relance.  

Le pot est à 5 000.

Jengo, qui n’avait pas quitté Naiara des yeux, suit.  

Elle ment souvent par omission, Naiara pour ne pas que la vérité soit trop évidente. Il aurait été trop simple de l’accueillir les bras ouverts ou plutôt le cœur en bandoulière et il serait faux de dire qu’elle ne lui en veut pas encore. La rancune est aussi tenace que sa passion mais il ne suffit pas de grand-chose pour qu’elle laisse ses sensations prendre le dessus. Écouter son corps c’est ce qu’elle sait le mieux faire. L’écouter avec lui n’a jamais été aussi simple, lui, l’amant inattendue aux saveurs d’Afrique du Sud. Elle n’assumait pas, évidemment. Un cracmol pour amant ? Ce serait honteux si cela s’apprend. Mais Naiara Fabregas n’était plus à un scandale prêt concernant sa vie amoureuse. Des amants ont lui en prêtait sans même parfois qu’elle ne connaisse les personnes. C’était tant amusant qu’épuisant.

Mais il y avait quelque chose d’infiniment excitant de garder leur relation secrète. Un doux interdit consumé avec passion.

Et la passion, lui aussi savait y faire, la suciter, la sugérer, que ce soit dans sa façon d’être ou même ses paroles.

« Moi ? Rater une occasion de tout flamber ? C’est que tu m’connais mal, querida. »

Tout flamber.
querida.

Il choisit trop bien ses mots, le pirate, ceux qui la font à chaque fois succomber. Jengo n’a rien du prince charmant, pourtant, il en éclipserait plus d’un et il les éclipse tous autour de cette table.

Naiara essaie de se dérober à son regard et vient poser ses yeux sur son jeu, ne faisant pas attention aux autres hommes dont elle sentait les yeux sur son décolleté. Trop l’habitude de ce genre de comportements et en jouant aussi, il faut le dire. Elle pouvait encore se le permettre.

Valet de carreau.
Dix de cœur.

Un brelan ou un full à l’horizon. Tout du moins l’espère-t-elle.

Elle sent les yeux de Jengo sur elle et redresse son regard. Ses yeux noisette changeant se noient dans la mer caribéenne de ses yeux. Naiara n’a jamais aussi bien maitrisé ses émotions qu’autour d’une table de jeu. Elle veut la jouer au culot et au bluff évidemment aussi vient-elle suivre. Le suivant passe, l’autre suit aussi.

C’est à ce moment précis que le serveur décide d’arriver avec sa consommation. Nouveau rougissement autour de la table, on se rappelle de toute évidence bien du nom du cocktail qu’elle a choisi. Naiara remercie le serveur avec un sourire charmant avant de venir boire à la paille, un peu vite, comme toujours. Son regard se pose sur Jengo et quand elle a terminé de siroter, elle souffle :

« Au contraire, je crois que vous connais bien. »

Et qu’elle connait bien aussi les battements de son cœur affolé qui font que son bon sens se fait la malle. Il est définitivement le seul qui arrive à lui faire perdre ses moyens, C’est effrayant et agaçant.

Il y en avait, des sorciers à balais-dans-le-cul, qui rosissaient face à Rosita. Ça avait le don d’énerver Jengo. C’était à la fois parce qu’il voyait des membres de son sexe se flétrir de mièvrerie pitoyable, se vautrer dans une attitude d’extase sans-couilles, mais aussi – et ça il ne l’admettrait pas - parce qu’il avait le fond possessif du conquérant. Il prenait ce qu’il désirait et tout lui était dû.

Quoiqu’il en soit, il n’avait aucunes craintes. Il savait parfaitement qu’il la tenait. Il avait beau ne pas être son roi, le Tout qui lui dictait sa vie et sa loi, il était le conquérant qui chaque fois venait briser les portes de la citée, et marchait dans les rues, les grandes voies élargies pour son arrivée.

Il jeta un œil à ses cartes. Roi de Trèfle, Roi de Pique. Les deux barbus. Pour le moment, il était en veine, brelan.

Il analysa le jeu. Possibilité adverse de suite, full, brelan ou carré. Les combinaisons fusaient dans sa tête. Sous son air brute de décoffrage il y avait tout de même un semblant de réflexion. En même temps, il n’y avait pas trente-six solutions.

Choix simples et définit par les règles du jeu. Tout le contraire de Naia, un éternel cercle de feu. Chaos chaos chaos, dansante comme une braise qui vous réchauffe ou vous mords la chair jusqu’au sang. Jengo avait fait l’expérience des deux lames du feu. L’une qui vous tranche, l’autre qui vous sauve.

D’acier, son regard soutenait celui de la cubaine, cherchant à la pénétrer au plus intime, droit dans sa tête, par la pupille.

Tout le monde a parlé. Turn. Une nouvelle carte s’abat sur le tapis. Valet de Cœur.

La chiasse, peste Jengo, intérieurement. Encore heureux que l’établissement avait des sortilèges brouillant les radars télépathiques des legilimens, il manquerait plus qu’un type vous rentre dans le cerveau pour savoir votre jeu, votre bluff. Il suffisait qu’un adversaire se tape un dix, et il avait une quinte-max. Ou un dernier Cœur au tirage, et c'était couleur.

Chez les joueurs, ça suitait en tapant le tapis du bout des doigts. Soit on ne voulait pas montrer son jeu, soit on avait tous peur de la suite. Même le kamikaze du premier tour s’était ressaisit, se rappelant son honneur. Il check aussi, sans relance – lui qui avait pourtant amené la majorité de la table à cracher les jetons.

Vient le tour de Jengo. Face au mur. Suivre ? Entretenir le mystère. Relancer ? Tenter le diable. Sans confiance, il n’avait, à ce stade, pas la main la plus haute. Mais jamais il n’aurait laissé la peur lui étriquer les couilles. Il relança à hauteur du pot.

Le conquérant qui revenait toujours conquérir ses terres toujours conquises par d’autres. Naiara était trop aimante pour ne pas faire de place à tout le monde. Offerte volontairement mais jamais réellement mise en cage ni possédée. Leçon qu’il a apprise avec le temps, lui, l’aventureux aux milles histoires, le cracmol qui réussit peut-être mieux que n’importe quel autre de son espèce. La conquête est à chaque fois nécessaire. C’est en réalité, une danse plus qu’autre chose. Un rituel païen aux origines tropicales. Rituel dont elle essaie de se soustraire, la boudeuse qui pense à sa Cuba, mais dont elle ne connait trop bien la rengaine subtile et brutale.

Quand il se soustrait à son regard, elle a l’impression de se sentir respirer. Elle reprend contenance et maitrise toujours ses capacités physique. Le cocktail se sirotte bien, plutôt rapidement, trop rapidement peut-être mais son regard à elle se fixe sur la nouvelle carte qui sort. L’ombre d’une mèche rose apparait dans ses cheveux avant de disparaitre aussi vite qu’elle est arrivée.

Elle a de la chance.
Autant en profiter.

Si elle veut gagner contre lui ? Bien sûr. L’écraser encore une fois après l’avoir humilié. Petit jeu dont elle espère ne pas s’embrasser mais dont elle a l’intime conviction que cela arrivera, qu’elle perde ou qu’elle gagne.

Le regard de Naiara se pose sur les hommes qui réagissent avec des micro-signes. Son regard s’attarde sur Jengo. Elle comprend que tout le monde est plus ou moins en train de suer autour de la table. Elle, elle ne scille pas.

Quand la hauteur du pot est relancée, Naiara reste les yeux fixés sur son jeu, ne souhaitant pas le regarder. Elle a une bonne main mais s’il relance, soit il bluff soit il en a une aussi de bonne. Si elle a bien détaillé ses expressions, elle sent dans ses tripes qu’elle se doit de suivre la relance.

Une pensée lui traverse l’esprit : quel était l’objectif de Jengo en s’installant à cette table ? Elle se doutait que parler de leur dernière rencontre serait quelque peu remuer le couteau dans la plaie. Elle pourrait le faire ceci dit. C’est même tentant de le destabiliser un peu, d’attaquer son honneur, sous réserve qu’il en a un bien un. Mais que voulait-il après cela ? Lui rappeler qu’il était toujours de ce monde ? Qu’il existait encore ? Que quoiqu’elle fasse elle reviendrait toujours vers lui ? Succomberait, lui ouvrirait les portes pour qu’il y marche en conquérant, s’échapperait encore, entre ses doigts, elle, l’esprit libre, le colibri de Cuba qui n’est jamais réellement attrapé ? En avait-elle envie ? Sa fierté lui intimait que non et têtue, elle ne voudra pas en démordre.

Son corps, par contre…
Son corps avait souvent bien trop le dessus et lui, savait quoi faire pour que ce soit le cas.

Elle repose ses pupilles sur lui tandis qu’à côté ça suit sans grande conviction.

Jengo était allé à la pèche aux jetons, et ça mordait sévère. Ca pleuvait de toute part. Il y avait du fish à la table. Soit ils étaient chanceux, soit ils étaient tous très cons. Qu’à cela ne tienne, il ne s’intéressait à aucun joueur, son attention était toute rivée sur une seule personne.

Naia.

Dans leurs ébats, il la regardait souvent, quand l’amour la prenait. Les yeux clos elle s’échappait d’elle-même, se laissait aller. Les cheveux se tordaient en spirales folles, toutes les couleurs passaient dans sa peau. Les suées du désir. Jouissance. Cosmos. L’halètement à la commissure des lèvres. C’était tout un tango. L’excitation lui brouillait les sens.

Les mèches roses, c’est un tell, un signe – une indication qui montre qu’elle a touché quelque chose. Seul le joueur expert ou l’amant chevronné peut le discerner. Par chance Jengo était les deux.

Vient la river. Roi de Carreau. S’en est fini. Jengo domine. Il jubile intérieurement. Il tient un carré de Roi. Les têtes couronnées dominent sur la cour de gueux. Qu’importe ce que les adversaires peuvent avoir dans leur main, il les surpasse tous.

Jengo se refreine de sourire, mais son corps s’emballe contre lui-même, comme tout un chacun. Il sert la mâchoire. Les mandibules saillent en signe de victoire. La chair à canon qui mise, il n’en fera qu’une bouchée. C’est un requin, un shark dans le jargon du jeu.

Autour de la table, il y a une relance. On suit, puis Jengo mise tout, all-in. Les couilles sur la table. La subtilité n’avait jamais été son fort. When you own it, flaunt it. Il fallait être fou ou suicidaire pour le suivre ( dans n’importe laquelle de ses entreprises ). Qu’importe, au final, c’était toujours lui qui raclait les gains.

Les dernières gouttes du cocktail viennent laisser un goût sucré sur ses lèvres carmins, celles-là même qui laissaient à chaque fois une trace là où elle voulait bien l’embrasser. Déjà terminé ? Si court mais si bon. Sa déception s’affiche par un changement de teinte dans ses cheveux, suivi par l’envie qui se traduit par une mèche rouge. L’envie de quoi ? D’un nouveau cocktail ou de lui ? Ou alors peut-être les deux ? L’histoire ne le dit pas. Elle sait en revanche qu’elle va encore se faire avoir par la mer caribéenne de ses yeux. Son regard est cependant attiré par le petit pic sur lequel on avait mis deux cerises en guise de garniture. Elle s’en saisit avant de laisser son verre disparaitre par le biais d’un serveur.

Observant le jeu qui se déroule sous ses yeux, elle évite toujours son regard, préfère se concentrer sur les cartes. Sa main vient se rapprocher de sa bouche et de ses dents blanches, elle mord dans une des deux cerises. Son regard remonte alors sur Jengo et elle remarque alors le changement d’attitude. Cela la force à regarder de nouveau les cartes.

Mierda. pensa-t-elle.

Le voir tout miser lui fait comprendre, en plus du changement imperceptible, qu’il a une bonne main. Mais Naiara est joueuse, mais surtout accro. Elle sait qu’elle devrait arrêter mais elle a trop de fierté et d’envie pour que ce soit le cas. Elle mise aussi tout quand vient son tour.

Quelque chose lui dit que même si elle n’a plus de gallions à gaspiller, elle aura toujours ses vêtements à négocier. Ou est-ce que les jeux sont déjà faits ?

Ça l’agace cependant qu’il gagne sans surprise. Elle voit ses sous partir et ne plus revenir, encore une fois, elle commence à avoir l’habitude après tout vu le temps qu’elle passe ici. Mais cela lui donne envie de faire autre chose. Sa présence à lui est trop puissante pour qu’elle l’ignore : il la déconcentre trop, il l’a toujours trop déconcentrée. Le rouge aux joues cependant, elle est contrariée. Il rafle un beau pactole le mercenaire aux gros bras et ça achève de le voir si puissant. Elle a chaud autant qu’elle est courroucée de colère et cette fois, la mèche rose reste plus longtemps, s’accordant avec sa robe rouge passion.

Autour de la table, on râle et on soupire. Décidément, ces messieurs sont si mauvais perdants. Cela tombe bien, elle aussi. Son regard se plante dans celui, à l’autre bout de la table, du cracmol et elle vient croquer sans aucune honte sur la signification de ce qu’elle fait. Le regard longuement planté dans le sien, elle finit par se lever.

« Messieurs. » salua-t-elle les gentlemen de la table.

L’un d’entre eux n’arrivait décidément pas à détacher ses yeux d’elle. Elle l’ignore cependant et fait le tour de la table. Le bar s’y trouve plus loin de l’autre côté. Une chance pour Jengo qui a droit à, alors qu’elle passe juste à côté, un effleurement sur le bras. Elle se dirige sans un mot vers le bar et vient s’y asseoir pour demander du rhum cette fois-ci, croisant les jambes.

Elle l’attend et elle le sait : il va venir. Il vient toujours à elle tout comme elle vient toujours à lui.