Les Hauts de Hurlevent ♦ Andromaque & Errol

18 avril 1914

Si l’excentricité associée à l’élégance recherchèrent un jour à s’incarner dans la peau d’un homme, elles le trouvèrent sans aucun doute en la personne d’Errol Lovegood. Tout respirait en lui ces deux qualités. Haut de forme sous le bras, ses cheveux d’ébène laqués à la brillantine luisaient au pâle soleil de cette journée de printemps. Une lavallière bleu roi nouée autour de son cou le protégeait de la mauvaise bise qui depuis peu sifflait à ses oreilles. Ses mains, quant à elles, s’enfonçaient dans les poches d’un audacieux ensemble de teinte safran. Cet accoutrement lui conférait une apparence peu commune mais ô combien distinguée. Le front penché sur ses pensées, le quinquagénaire déambulait sur la clairière de Stoatshead Hill, aidé dans sa démarche par une canne d’apparat où sa baguette se rangeait avec aisance. Son manque de richesses dû à une philanthropie bien trop prolifère ne pouvait lui ôter ni son raffinement inné, ni son goût pour les belles choses, bien que souvent acquises au rabais.  

Néanmoins, l’entretien qu’il avait sollicité la veille à Andromaque Diggory ne serait guère une de ces discussions d’agrément où on échangeait volontiers et avec frivolité à propos de bonnes affaires. Bien au contraire. La gravité de la situation ne l’autoriserait peu voire pas du tout à se laisser aller à la jovialité ou à l’humour dont son être entier débordait.  Il ne savait d’ailleurs pas comment aborder un sujet aussi épineux avec la jeune fille. Fallait-il la ménager par des tournures diplomates ? Devait-il au contraire parler sans ambages ? Si la forme lui causait soucis, le fond, lui, ne pouvait être tu. L’information qu’il détenait, revêtait une importance ô combien essentielle pour ne pas dire vitale pour les parents Diggory, ainsi que pour elle-même. Il lui faudrait malgré tout la mesurer afin qu’un espoir fou et incontrôlable ne naisse pas de ses paroles. Après tout, était-il certain ? … Pouvait-il se fier à une vision ? … Le regard noir de sa mère le poursuivit alors depuis sa tombe en guise de réponse. Il sourit à l’évocation de ce tendre visage. Son don si capricieux qu'il en devenait rare ne l’avait encore jamais trompé. Le doute ne pouvait pas lui être permis.

Soudain, un craquement derrière lui le fit sursauter. Lorsque le chanteur se retourna, la sorcière lui faisait face.  Il eut grande peine à la reconnaître. Une véritable femme s’était substituée à la petite fille jadis connue. Un court instant, il ne la quitta pas des yeux comme subjugué par sa beauté toute orientale et si atypique. Cette originalité, cette harmonie des traits, telle une Vénus sublimée grâce au pinceau d’un peintre, l’avaient également charmé chez Leandra … Leandra, ce doux prénom raviva tout à la fois son incommensurable tristesse et la hantise de sa solitude, chaque jour plus vivace. Il déglutit avec gêne et coupable d’en contempler une autre, l'inconsolable veuf baissa avec une trop grande hâte son regard, comme un enfant pris en faute.

- Miss Diggory. Comme vous avez changé, bredouilla-t-il.

Quelles piètres paroles de retrouvailles ! Son inspiration se dérobait à lui au profit de sa surprise.

- Je suis réellement ravi de vous revoir et vous remercie d’être venue.

D’un geste, il lui indiqua le banc composé de pierres blanches qu’un saule protégeait de ce vent de plus en plus glacial, puis l’invita à s’asseoir à ses côtés.

- Ce que j’ai à vous apprendre n’est pas facile mais en toute conscience je ne peux vous le cacher, annonça t-t-il avec délicatesse.  

Persistant dans la fuite éperdue de ses yeux, il se concentra sur les mains de la jeune femme afin de poursuivre.

- Comme vous le savez peut-être par vos parents, je possède le don de Troisième Œil et il y a quelques jours de cela, j’ai eu une vision. Plus précisément, une vision de votre frère. Or, je ne vois que le présent et plus fréquemment l'avenir... Jamais le passé ...

Il laissa sa phrase en suspens quelques secondes pour lui permettre d’assimiler ses propos.

- Ça sera sans doute difficile pour vous de me croire, pourtant Hector ne m'est pas apparu mort. Il était même bien vivant.

Il y a des journées qui changent nos vies du tout au tout, un élément qui arrive comme ça, de nulle part et qui bouscule les certitudes les plus ancrées. Le chemin semblait tout tracé, et tout à coup, une bifurcation. Et tout bascule. Andromaque se tient dans sa chambre, boutonnant son chemisier. Un énième soupir s'échappe des lèvres de la Diggory alors qu'elle enfile une cape légère par dessus son chemisier brodé de motifs fleuris. Un instant elle jette un oeil à son reflet projeté sur le grand miroir ouvragé trônant dans son entrée. La jeune femme observe sa silhouette mise en valeur par la longue jupe bleue pervenche avant de détourner le regard. « Calme toi ma fille, cesse de te stresser. » murmure-elle. « Qu'est-ce que dirait Hector en te voyant comme ça ? » Elle est nerveuse, Andromaque. En témoigne les légers tremblements qui agitent ses mains, et ses soupirs répétés. Mais ce n'est guère le reflet dans le miroir qui l'angoisse mais le contenu d'une lettre posée juste là, sur la petite commode de bois massif juste devant elle. Un bout de parchemin, quelques mots entrelacés emplis de mystères.

Errol Lovegood. Un nom sorti des limbes de sa jeunesse. Un autrefois lointain, presque oublié. Elle avait brièvement entendu quelques nouvelles concernant la mort de son épouse ... sans parler des sous-entendus à peine voilés de son père concernant  son nouveau statut d'homme à marier. Et voilà qu'il était revenu dans sa vie au fil de quelques mots tracés. Une demande de rencontre sortie d'outre tombe. Un dernier regard vers le reflet, puis elle transplane. À peine arrive-elle qu'elle tombe directement sur le sorcier. Il n'avait pas énormémnt changé, si ce n'est les marques de l'âge plus ancrées sur son visage. Autrement, il avait conservé la même allure avec ses vêtements parfaitement taillés. « Miss Diggory. Comme vous avez changé » qu'il bredouille, visiblement nerveux. « Je suis réellement ravi de vous revoir et vous remercie d’être venue. » « Bonjour, Monsieur Lovegood. » répond-elle, poliment. Lovegood lui indique un banc, semblant nerveux. Ce que j’ai à vous apprendre n’est pas facile mais en toute conscience je ne peux vous le cacher ... Comme vous le savez peut-être par vos parents, je possède le don de Troisième Œil et il y a quelques jours de cela, j’ai eu une vision. Plus précisément, une vision de votre frère. Or, je ne vois que le présent et plus fréquemment l'avenir... Jamais le passé ...» Hector ? Andromaque ouvre de grands yeux, surprise. Qu'est-ce que ce vieux bougre peut bien avoir à faire avec ce qui est arrivé à Hector ?

« Ça sera sans doute difficile pour vous de me croire, pourtant Hector ne m'est pas apparu mort. Il était même bien vivant. » Les mots tombent tel un couperet, réduisant en cendre les certitudes de la jeune femme. Hector. Elle s'était imaginé mille raisons pour expliquer pourquoi le patrirache Lovegood avait voulu la revoir. Mais à aucun moment elle n'aurait pu ne serait-ce qu'imaginer ça. Hestor. Vivant ? Un instant, elle reste là, silencieuse avant de bafouiller quelques mots pitoyables. « Je ... Je vous demande pardon ? » Hector, vivant ? Bien-sûr qu'elle y avait pensé. Au fond de son être, elle sentait bien que quelque chose clochait dans cette histoire. Mais au point de voir une figure de son passé lui confirmer cette hypothèse, jamais elle n'aurait pu l'imaginer. « Comment ça ? Qu'est-ce que vous avez vu exactement ? » Elle se lève, faisant les cent pas, le coeur battant la chamade.


 

18 avril 1914

Lorsque la jeune fille se releva, nerveuse, stupéfaite, non médusée s’avérait le mot le plus adéquat en cet instant, Errol redressa enfin la tête. Elle arpentait la plaine et l’herbe naissante du fragile sol printanier pliait sous ses pieds fébriles. Par un réflexe de compassion envers son interlocutrice, le chanteur tendit le bras afin de lui offrir une quelconque consolation ou tout au moins un soutien bienvenu. Néanmoins par pudeur ou par culpabilité envers Leandra, il l’abaissa presque aussitôt, avant qu’elle n’y prête attention. Le silence s’attardait entre eux, éloquent, presque hurlant tant le cœur d’Andromaque semblait bondir hors de sa poitrine depuis la révélation dont il s’était fait l’écho. En lui, comme en elle, le vent sifflant de la lande paraissait s’engouffrer. Puis soudain, toujours aussi incrédule, elle l’interrogea. Les questions fusaient de ses lèvres balbutiantes. A sa suite, il quitta donc le banc de marbre blanc et la rejoignit. Apaisant, il posa ses mains gantées sur ses épaules bien frêles drapées d'un exquis chemisier brodé. Néanmoins, elle ne possédait de fragile que l’apparence, cela se ressentait jusque dans ses yeux fauves. Une âme de lionne habitait ce corps de colombe.

- Je comprends parfaitement votre émotion. Je vais tout vous dire, lui déclara-t—il de son timbre le plus affable. Faisons quelques pas.

Dans la lumière orangée émanant de l’astre solaire, un sourire éclaira son visage en guise d’invitation. Il relâcha la légère pression exercée sur les muscles de la jeune Diggory et ouvrit la marche, ses mains à présent élégamment croisées derrière son dos.

- Mes visions sont parfois capricieuses, fugitives mais ne me trompent jamais. Celle où m’est apparue Hector a été claire et assez longue. Très certainement, parce que je le connais depuis toujours.

Il déambulait à ses côtés, tout à fait inconscient de sa curieuse démarche où de pittoresques déplacements d’éloignement succédaient à de singuliers rapprochements où leurs vêtements parvenaient à s’effleurer.

- J’ai d’abord vu votre frère malmené par d’autres hommes, puis couché à même le sol dans une pièce très obscure. Une cellule, je dirais, car elle était fermée par des barreaux. Il pouvait être retenu prisonnier par n’importe quelle personne, n’importe quel ennemi, mais les habits qu’il portait m’ont frappé.

Il marqua une courte pause afin de lui faire à nouveau face. Il s’apprêtait à aborder la partie la plus déroutante et difficile, mais les images qui l’avaient pris d’assaut par leur clairvoyance ne pouvaient être illusoires.

- Il n’avait plus sa robe de sorcier, seulement des haillons, comme ceux que l’on peut avoir quand on se trouve à... Azkaban.

Errol se tut et soutint cette fois-ci le regard de sa voisine afin de l'assurer de son réconfort dans cette épreuve. Il n’ignorait pas l’espoir qu’il pouvait lui avoir instillé quelques minutes plus tôt et que malgré lui, il lui arrachait sans doute de l’âme. Cette glaciale prison enserrait entre ses lourdes pierres toutes les affres d’une malédiction humaine. La déchéance, l’impuissance, la folie, demeuraient le lot quotidien pour tout pauvre hère que l’on condamnait à y vivre ou plutôt à y mourir vivant.

- Je suis vraiment désolé, je n’aime pas être porteur d'aussi mauvaises nouvelles... Mais vous aviez le droit de le savoir. Je n’ai pas voulu alerter vos parents sur ce sujet. Vous déciderez mieux que moi ce qu’il convient de faire. En tout cas, si je peux vous aider en quoi que ce soit …

Il passa ses doigts dans sa chevelure parfaitement gominée, geste qui le trahissait toujours en intense réflexion ou lorsqu’il était en proie à une certaine gêne. Dans le cas présent, il se retrouvait victime des deux choses à la fois.

- Je ne peux pas vous en dire plus malheureusement. J’ignore qui peut lui en vouloir à ce point … Et vous ?

Il était même bien vivant. Les mots retentissent avec force tombant tel une pierre qui brise le calme plat d'un lac placide. Ils s'entrechoquent avec force, à la fois violents et doux, et se répètent dans la tête d'Andromaque, tel un écho moqueur qui ne cesse de retentir. Inlassablement. Et pourtant, ils ne sont guère une surprise. Au contraire, c’est comme s’ils trouvaient leur place, telle une pièce s’imbriquant à la perfection dans le puzzle brisé de ses certitudes. C'est comme si elle venait de trouver la réponse à une énigme après des mois de réflexion, une réponse aux allures d'évidence. Après tout, elle avait toujours eu cette sensation, ce pressentiment étrange, presque flou qui l’animait depuis ce fameux jour ou elle avait appris la mort d’Hector. La mort supposée, tout du mois. Elle ne pouvait l'expliquer, mais elle l'avait sentit. Une sensation fugace, presque ténue, au plus profond d'elle-même. Ce genre de sensation indescriptible, comme si elle sentait la présence lointaine de l'âme de son frère. Leur âme, si unie qu'elle se demande parfois s'ils ne la partageaient pas.

Et pourtant, elle avait tenté de se raisonner. D'oublier ce sentiment. Ces dernières semaines, elle avait tout fait pour essayer de juguler ce doute, de le claquemurer au fond de son esprit. Oublie ça, tu dérailles. Ce n'est pas possible. C'est juste que tu ne parviens pas à l'accepter. Qu'elle se disait - ou se persuadait. Et voilà que ce voyant sorti de son passé lui balançait ça, comme une vérité immuable. Une vérité au goût d’évidence qui la ramène à ces sensations qu'elle avait tant tenter d'oublier. Elle acquiesce lorsque le sorcier l’invite à faire quelques pas, observant à la dérobée le vieil excentrique. Et durant de longues minutes, elle l’écoute sans un mot.

Alors qu'il évoque les précisions de sa vision, Andromaque sent ses muscles se tendre et ses poings se serrer. Fort. Si fort qu'elle sent ses ongles s'enfoncer dans ses paumes. Les mots de Lovegood sont durs, et alors que la vérité s'impose à elle, elle peut presque ressentir les sensations ressenties par son jumeau. La douleur. La peur. Et surtout ce sentiment d'impuissance. Elle peut presque discerner les images, aussi nettes que si elles avaient dessinées devant ses yeux. Des haillons ? Azkaban ? Comment ? Comment est-ce possible ? Et surtout ... pourquoi ? Mille questions viennent et reviennent dans l'esprit de la jeune auror. Des questions sans réponses, auxquelles elle se jure de trouver réponse. « Je ... Merci. Pour tout dire je ne m'attendais pas vraiment à ça. » Elle marque une pause, prenany le temps de braquer ses yeux noirs dans ceux du sorcier. « C'est étrange, mais je crois que je le savais ... ou tout du mois, je sentais qu'il n'était pas mort. Peut-être voulais-je simplement le croire, mais ... oui, je l'ai toujours su. Au fond. »

Un instant, elle observe autour d'elle, passant une main nerveuse dans ses cheveux d'ébène. « Pour vous répondre, j'ignore qui peut être responsable de ça. Je n'en ai pas la moindre idée, mais croyez le bien, je trouverai. » En cet instant, sa voix résonne d'une détermination inflexible, et en son esprit se façonne une promesse murmurée en silence. Une promesse au goût âcre, celui d'un désir viscéral. Bien-sûr, elle est adressée à Hector, ou qu'il soit. Elle trouvera le responsable, et vengera Hector. Quoi qu'il lui en coûte. « Je ne sais comment vous remercier, Monsieur Lovegood, pour m'avoir révélé ceci. Vraiment. Mille fois merci. » En cet instant, les mots sont faibles pour témoigner de la reconnaissance qu'elle ressent.