Adela Vera ¤ Thorns on the Black rose

Décembre 1870 Grimpant en lambeaux tournoyants à l'assaut du manoir, les limbes insondables des brumes erraient à volutes fantomales contre l'immense verrière de la chambre natale, revenants d'outre-monde imprimant à son front un doigt spectral - comme pour y infuser la prescience qui serait la sienne, latente pour des années encore. Pour l'heure, l'enfant reposait ses fatigues dans les langes brodées à son nom, emmaillotée dans un berceau dont Hector Potter ne ne s'était pas donné la peine de la soulever, se contentant de l'observer en surplomb - aucune tare à déplorer, si ce n'était d'avoir attendu neuf mois pour ne récolter pour descendance que la malchance du sexe faible.

Septembre 1881. Les chuchotements échouaient leurs hésitations au jeune ourlet de son oreille, considérant pour elle les ors envermeillés d'une bravoure léonine comme l'ambition toute ophidienne d'un nid de vipères. La voix rapiécée du Choixpeau ne parvenait qu'à peine à silencier celle de sa culpabilité ; aplat des mains sagement posé tout contre ses genoux, ses jambes ne ballottaient pas d'impatience sur le vieux tabouret comme celles des autres apprentis assis là avant elle. Stoïque, Adela déployait la représentation publique d'une maîtrise de soi que son éducation lui avait inculquée ; aussi les vivats rugissants de Gryffondor n'obtinrent d'elle que l'écho poli d'un sourire froid - leurs visages se diluaient sous son regard, et seul restait à la surface de ses pensées le souvenir de celui de Faust tandis qu'elle quittait le manoir pour rejoindre King's Cross. La façon dont sa silhouette, fluette, semblait prête à se fondre dans l'ombre dévorante de Père sur l'austère parvis du manoir. L'onyx brillant de ses iris tandis qu'il observait, du haut de ses sept ans, partir les derniers boucliers qui parvenaient encore à l'épargner parfois d'une hiérarchie cruelle. Parmi l'assemblée bruissante du Grand Hall, Adela échangea une œillade furtive avec Henry, dérobée à cette liesse ambiante dont elle ne goûtait rien des fastes roturiers. Il se tissa alors entre eux l'entente mutique d'une fratrie meurtrie, asservie aux mêmes inquiétudes et se prodiguant en silence le même soutien - ce seul regard atténua le lancinement qu'elle sentait sourdre à son épaule, dolente de s'être substituée la veille encore à celle de leur benjamin.

Mai 1885. Loin de ces avanies dont les unions morganatiques souillent la pureté de l'aristocratie, les noces d'Alaric Black et d'Adela Potter étaient de celles dont l'on se félicite dans les plus mordorées des sphères, opinant l'orgueil d'un menton approbateur face au couple facture qui avait parfaitement ployé genou devant l'autel. Sous son voile rebrodé de fleurs et cousu de dentelle française, Perséphone avait épousé Hadès - nulle pomme n'avait gâté le festin de Discorde, et l'Olympe tout entier espérait leur hymen fructueux.

Décembre 1886. Les primes et troublants tressaillements d'une vie nouvelle germaient dans le terreau de sa propre matrice cet hiver-là, signant l'année de ses seize ans la fin de sa scolarité en les murs du château. Délaissant l'uniforme estudiantin pour les drapés de robes qui peu à peu soulignèrent les courbes arrondies de sa grossesse, desserrant à lacets cléments l'étroit carcan de son corset pour y laisser poindre l'enfant, elle fut récompensée pour son ventre fécond par un rapatriement traditionnel auprès de son mari. Au gré de ces longs mois d'attente, Adela tut sa frustration latente de n'être plus assignée qu'à cultiver le précieux fruit de leurs étreintes et non plus ses propres désirs d'érudition ; ses innombrables lectures, sereines au Square Grimmaurd, se troublèrent pourtant de migraines naissantes que l'on attribua aux fatigues de son état. Mais elle avait confusément conscience, en son for intérieur, que son fils à naître n'était pas seul à croître en son sein le plus intime ; un fils, elle en était certaine. Le pressentiment lui était venu par vagues, d'abord aussi feutrées que celles des tous premiers mouvements pressentis là sous sa main pâle - puis déferlant sur sa conscience en contractions irrépressibles, jusqu'aux portes d'une délivrance dont lui échurent deux dons ; celui d'une clairvoyance menée au terme de sa gestation et celui de son premier-né, leur sacro-saint prince héritier.

Août 1887. Les félicitations d'usage n'en cessaient plus de parvenir, depuis les portraits des aïeux constellant le manoir jusqu'aux billets calligraphiés cachetés des sceaux de l'aristocratie, dont on brisait la cire pour mieux répondre d'une plume fière aux souhaits de bienvenue, fêtant à mots grandiloquents l'heureuse naissance du fils prodigue. Quand d'aventure l'une ou l'autre noblesse invitait ses soieries au Square, fées de richesse et vanité surplombaient le berceau sculpté des Black, où Alaric lui-même avait un jour somnolé nouveau-né, et ses ancêtres avant lui. Alors, les hommes assénaient une louange robuste contre l'épaule de son mari pour le féliciter du travail accompli ; c'est elle qui avait accouché, c'est lui que l'on congratulait. A croire que les enfants ne faisaient qu'apparaître en leur couffin, et qu'aucune vie sinon la leur n'avait été en jeu durant les longues heures de travail. Les femmes lançaient de sous leurs cils la sympathie d'œillades compréhensives, l'accueillant en silence au grand cercle des mères inquiètes, comblées et terrifiées, dont les angoisses se doivent d'être contenues et les stigmates de l'enfantement soigneusement tus. Pour l'heure, pourtant, peu importait à Adela que la médaille ne revienne qu'à son seul époux ; l'injuste amertume s'estompait sitôt leur fils papillonnant des yeux. Son seul triomphe reposait dans ses bras, lèvres boudeuses encore toutes emperlées de lait, goûtant aux candeurs d'un sommeil repu. A ses côtés, Alaric observait la scène avec tout l'orgueil accompli d'un chef d'orchestre dont la composition résonne sans la moindre fausse note. Le sombre empereur qui était sien possédait désormais un héritier, et elle lui dédia la rareté d'une arabesque fine tout en glissant un doigt sur la joue rebondie d'Arcturus, inspirant discrètement le parfum poudré de son front en un soupir serein ; au royaume mondain de leurs Enfers, le bébé  dans ses bras avait un parfum de Léthé. Presque assez pour lui faire oublier qu'eût-elle donné naissance à une gracile étoile, jamais son mari ne lui aurait dédié le regard satisfait dont il couvait l'astre parfait né de leurs nuits.

Août 1890 La douce euphorie de sa première grossesse n'était plus qu'un lointain souvenir, en ce morne mois d'août que répudiait l'été. Les nuits hurlaient à bourrasques pluvieuses, et l'astre diurne fuyait les jours devant la menace d'une noirceur sans nom, dénuée de forme, maculant ses nuits blanches d'une sinistre obscurité et lui fendant le crâne d'insomnies migraineuses. Aux prises avec un don qui prenait des allures de malédiction, Adela désertait l'immense lit conjugal sans exprimer soupir et sans mot dire, exilant dans la solitude d'un manoir assoupi l'ignoble certitude qu'elle sentait croître sous son front, depuis que leur deuxième enfant s'était lové au creux de ses entrailles : la noirceur grandissait en elle avec leur fils, et la terreur de l'accoucher mort-né donnait aux mains inquiètes qu'elle apposait contre son ventre des airs de caresses farouches, comme pour réconforter l'enfant à naître et lui promettre son éternelle protection. Lorsqu'il parut pourtant, s'arrachant de ses cuisses tout couronné de sang, souillant les langes immaculés dont on l'enveloppait déjà, nourrisson vigoureux et affamé, parfait d'une éclatante santé, sa naissance ne lui parut rien d'une délivrance. Hurlant à plein poumons tout contre sa poitrine et recherchant déjà confusément son sein, l'enfant se démenait contre elle dans l'exigence impérieuse d'un lait qu'on ne lui donnait pas. Il gigotait contre Adela mais ce n'était pas un astre qu'elle serrait entre ses bras, rien qu'un trou noir, de ceux qui avalent les constellations et n'ont d'insondable que leurs tréfonds - le front de la jeune mère pulsait d'un pressentiment désormais fait chair, né de la sienne et de celle d'Alaric ; les ténèbres qu'elle avait craint de voir lui dérober son fils n'étaient rien que son fils lui-même, dont le futur lui parvenait en d'incompréhensibles visions nébuleuses, infusées de violence odieuse, évanouies sitôt jaillies. Elle pressa Antarès contre son coeur en un geste désespéré, réalisant cette fois n'avoir donné pour héritier à leur empire que les sombres eaux du Cocyte, charriant souffrance et inhumanité - et des  sillons amers lui dévalèrent les joues. Leur sel se mêlait à la sueur qui l'emperlait encore, et d'un rire attendri l'on prit ses sanglots convulsés pour des larmes de joie.

Février 1895. L'onde se fronçait à peine à l'orée de ses hanches lorsque Adela s'y coula toute entière, ne dessinant que l'éphémère esquisse de cercles tièdes tout autour de ses cuisses avant que la surface, paisible, ne s'assagisse et redevienne absolu miroir lisse. En cette nuit d'hiver, l'eau clapotait paisiblement contre le cuivre étincelant de la baignoire aux pieds sculptés, dont le métal chatoyait d'ambre aux lueurs  des chandeliers. Les flammes en folâtrant mordoraient d'ombres fauves les vapeurs parfumées qu'exhalait sereinement son bain, embuant de chaleur cotonneuse le froid hiémal d'une saison glacée. Elle y avait glissé son épuisement avec le réconfort de ne pas y être arrachée, pas cette fois - car les enfants dormaient ce soir chez leurs cousins, et qu'Alaric ne reviendrait d'un court trajet d'affaires qu'au matin. La nuit, la longue, l'interminable nuit, lui appartenait toute entière... Son visage se fondait dans la pénombre comme ses courbes s'étaient glissées dans l'eau, sans un soupir et dans le plus pur des abandons ; seule son alliance étincelait encore à son doigt, chatoiement cristallin dont elle captura la lueur jusque sous le velours des cils comme pour l'emmener avec elle, tandis qu'elle se sentait sombrer et que renonçaient enfin à tressaillir ses paupières bien trop lourdes. Closes, à présent, comme ses lèvres avant elles après les avoir enrobées de leur dernière liqueur. Et aucune infernale vision ne pourrait jamais plus s'y glisser.. Ni la mort maladive entraperçue de sa propre mère, ni cet aveugle amour de fils qu'elle ne méritait pas - ni le chérubin gangrené qu'elle avait mis au monde, ni les orbes immenses dont il l'avait couvé lorsqu'elle s'était vue le noyer dans cette exacte même baignoire, lorsqu'elle l'avait pressé contre son propre coeur avec trop d'insistance et trop peu d'air, étreintes aux funestes tendresses dont le souvenir la précipitait à bord de raison. Les larmes déversées d'horreur face à la ruine de son propre reflet, rongé de culpabilité, auraient menacé de couler si le néant ne l'alanguissait pas si fort, si délicieusement fort qu'elle s'y laissa noyer encore, touchant dans un dernier éclat de conscience la plus désespérée des vérités - la délivrance ne lui était pas venue de donner vie, mais de se donner la mort.

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La voix rauque d'Alaric l'invectivait depuis les profondeurs de son naufrage, houleuse comme la furie d'une mer en tourments. Ce n'était plus l'imperturbable intonation du mari s'enquérant placidement de son épouse, ni les murmures d'amant qu'il échouait dans son cou - c'était l'ordre impérieux de lui revenir, ses bras qui la soulevaient sans peine du profond de sa tombe limpide et la plaquaient, nue et trempée contre son torse, sous les yeux de servantes que le tumulte avait alertées et qui voyaient, témoins livides, la bouche d'Adela ruisseler d'un sang mêlé d'écume, souillant goutte après goutte la chemise entachée d'Alaric. Du reste, regard vitreux et peau crayeuse, elle ne retint qu'une indicible confusion, désastre de son propre échec tandis qu'il forçait un remède entre ses lèvres et que lui dévalait la gorge l'acidité d'un sinistre élixir de vie. Un bref instant, elle crut pouvoir céder la vérité et tout avouer aux bras puissants qui l'avaient arrachée aux rives du Styx, blottir l'horreur de ce qu'elle était contre lui et la remettre aux mains dénuées de pitié qui enserraient ses joues, agrippaient son menton, lissaient l'ébène de ses cheveux, ne la laissaient pas se rendormir ; il était le seul dont l'ampleur des ténèbres pouvait contenir les siennes et les laisser s'y dissoudre en sécurité, alchimie folle d'un sombre amour dont elle renonça à tester la profondeur en se murant dans le silence - terrifiée, dût-elle émettre un mot, qu'il ne l'estime aussi démente et digne d'être noyée qu'elle avait jugé leur propre fils.

Revenu plus tôt de ses mondanités diplomatiques, Alaric l'avait découverte infidèle et trompant leurs serments d'éternité contre son propre désespoir. Aucun témoin de cet impardonnable adultère ne reparut jamais aux yeux de sa femme, pas plus que ceux qui l'y avaient aidée ; ni de leurs trois servantes ni de l'herboriste qu'elle avait corrompus pour dénicher ses herbes empoisonnées on ne trouva plus trace, et la superbe Madone Améthyste demeura l'ultime portrait au Square Grimmaurd de l'insouciance perdue d'Adela Black.

Décembre 1895. Jusqu'à ce que la mort nous sépare, s'étaient-ils promis ; et comme toute chose en ce monde la mort devrait, elle aussi, attendre qu'Alaric Philéas Black lui concède son assentiment. Thanatos n'était plus réduit qu'à l'ombre délabrée d'un amant négligeable, dont la douceur du linceul adultère abdiquait ses attraits face aux ferveurs de leurs draps conjugaux. Oblivion de la chair pour étourdir les flétrissures de l'âme, l'estampe du parfum d'Alaric  contre sa peau comme quelque sceau d'appartenance la clamant sienne face au tombeau. D'une main s'accaparant les hanches de sa femme, de l'autre tordant sans pitié le fil des Parques pour mieux leur interdire de l'interrompre. De ces étreintes était né Augustus, conjurant un élan de vie en celle qui n'avait plus rien souhaité mettre au monde que sa propre fin. Qu'il était été trop éprouvé par les stigmates de son empoisonnement ou qu'il peine à porter le don de son propre fils en plus du sien, le corps d'Adela s'épuisa tout au long de l'ultime grossesse. Très tôt consignée aux ennuis de l'alitement, accablée de migraines lui vrillant le crâne comme lui pétrissaient le ventre des contractions bien trop précoces, elle craint pour la vie de leur dernier fils jusqu'à ce qu'il pousse enfin son premier cri. Après des heures d'écartèlement et une hémorragie que l'on contint de justesse, elle accoucha du benjamin dans les douleurs enlarmées de l'Achéron, comme l'on accouche d'un fragment de son âme. D'avoir trop redouté le perdre, Adela s'éprit pour le nourrisson d'un farouche instinct protecteur et ne consentait qu'à bras réticents à le confier à d'autres que les siens. Contre son sein et sous le regard fier d'Alaric, leur dernier astre puisait sa torpeur assouvie aux sources de la voie lactée, lové dans des langes cousus de l'emblème des Black. Sous ses lèvres éreintées, tandis qu'elle l'embrassait, Adela sentit pulser au front du nouveau-né la nébuleuse encore dormante du don qu'elle lui avait légué.

Février 1912. Adornant d'un soutien passif l'ambition dévorante de la Coalition Sorcière, Adela ne s'est résignée à la rejoindre que par pure loyauté à l'empereur de leur meute, peu désireuse d'en ébrécher tout l'équilibre et la réputation en lui opposant publiquement son aversion pour les mesures extrêmes de Grindelwald. Elle n'est pour la Coalition qu'un nom de plus, ne paraissant qu'en filigrane - fantomatique partisane par alliance qui ne goûte en rien aux mesures du sorcier bulgare, redoutant même que trop d'hybris et si peu de tempérance soit réunies en un seul homme.

Juillet 1914. Conjurant le courage qui autrefois l'avait jugée digne de Gryffondor, l'épouse Black use de son statut pour falsifier l'enrôlement de  trois âmes en perdition, nées-moldues condamnées aux affres de l'Arène sans aucune chance d'y réchapper. Intervenant de justesse pour leur épargner l'imminence d'un sort fatal, Adela leur offre l'issue d'une existence servile au service de son propre clan sans jamais relâcher, jour après jour, la vigilance étroite dont elle surveille les rescapées - craignant que leur reconnaissance ne soit que feinte, et que couve sous la cendre les braises d'un ressentiment prêt à s'embraser, craquelant de flammes rebelles les anciens murs du Square Grimmaurd.

I. L'iris. Le boudoir de Cora en était tout infusé, de ce parfum poudré. Peut-être était-ce le mauve des parterres ondoyants sous les verrières, l'été quand s'y mussait la brise, ou la fragrance dont s'embaumaient ses crinolines à l'ancienne mode ; mais la fleur demeurait pour Adela le souvenir impérissable de sa mère, consolatrice des maux d'enfants et bien plus tard de ses alarmes maternelles. Cora l'avait aidée à ses seize ans, guidant ses premiers pas en tant que parent et maîtresse de maison, comme autrefois ses premiers pas de bambine. La mémoire de l'illustre pianiste reste vivace en sa fille, qui chérit avec ferveur l'héritage qu'elle lui a laissé - image d'une femme artiste dont le courage l'a inspirée dans ses convictions féministes et dont le dévouement n'a jamais laissé de susciter  son admiration, modèle de sa propre mélancolie. Si l'on attarde le regard sur la Madone Améthyste immortalisant Adela, on distingue sur l'ourlet tissé d'huile sur toile de sa superbe robe quelques discrets iris brodés.
II. La rose & le musc. D'Érèbe et Nyx en une obscure union était née leur constellation, orgueil d'une trinité stellaire née des Ténèbres et de la Nuit - les plus étincelantes lueurs ayant jamais pu poindre au plus nébuleux de leur univers maudit. Empereur saturnien dont elle demeure la sombre perle, la gemme empoisonnée, ceignant sa couronne de pouvoir du camée délicat de son profil. Dans le parfait silence de la glyptique sculptée d'ivoire, Adela se grave en public le masque raffiné d'épouse comblée, et jamais ne le voue aux Gémonies au sein d'une société qui n'entend d'eux qu'un écho harmonieux. Gant de velours de sa main de fer, elle oeuvre sans cesse et à sa façon à la seule gloire de leur prestigieux nom, remettant le destin de leur famille en les mains d'Alaric avec l'aveuglement et le respect d'une loyauté sans faille, vouée à l'homme qui manquait parfois à lui consacrer la sienne. Bafouée, trompée, fierté froissée sans plus de pitié que les soieries des crinolines qu'il délaçait pour d'autres qu'elle, la rose dans leur traître jardin s'est bien souvent parée d'épines - vengeresses à en égratigner son dos d'ongles jaloux, tandis qu'elle goûtait sur ses lèvres au sombre opium de son parfum, et qu'il effeuillait ses colères jusqu'à ne plus laisser d'elle qu'une flore abandonnée à leurs étreintes crépusculaires. C'était tout ce dont elle appris à satisfaire sa possessivité, à défaut d'excuses et regrets qu'il ne lui dédierait jamais dans ce mariage dénué de romance, dont à son tour elle trahit les serments. De rares amants qu'elle avait pris, enjôlés par dépit, repoussés par ennui, Adela n'emportait jamais un souvenir ému - ils avaient tous en son coeur tortueux sombré dans des donjons d'oubli. Elle ne s'était jamais parée pour eux que des plus sages de ses fragrances, réservant l’ensorcellement scandaleux de la tubéreuse à son mari - l'absolue d'une essence embaumant ses poignets et l'alcôve laiteuse de son cou, si capiteuse qu'il en restait les vestiges odorants sur la peau d'Alaric lorsqu'elle nouait sa cravate au petit matin. Comme un souvenir d'elle, arôme indélébile d'une femme aux douceurs de dictame et séductions de belladone ne revenant toujours qu'à Lui, l'unique roi régnant sur l'empire trouble de ses propres noirceurs. Le seul capable d'en supporter la vue et désirer toujours l'étreindre, jusqu'à faire éclore de langueur entre ses bras la pâmoison des fleurs du mal.
III. La verveine. Souplement noués au velours lilas d'un ruban, quelques brins odorants glissés dans les garde-robes de ses fils et leurs draps blancs, imprégnant l'acajou d'armoires sculptées et les coutures de leurs vêtements. La verveine poussait sous protection dans les parterres du manoir Black, et en confectionnant elle-même les minces bouquets Adela y greffait un sortilège de protection, talisman fleurant bon la discrétion d'une mère à l'amour absolu. Les années en ont estompé l'effluve, pour y substituer le musc d'enfants devenus des hommes faits ; échappant au ruban de sa vigilance comme des brins sauvages à la brise, et ne parfumant plus les vastes étagères que d'une nostalgie inquiète, douce amertume du temps long révolu de leur innocence. Depuis qu'Arcturus gît à Sainte-Mangouste, l'immaculé lin de son oreiller abrite un mince bouquet de verveine lié d'un ruban, déposé par la triste angoisse d'une main aimante.
IV. La menthe. Fraîche et terreuse contre sa langue, prélude en folie mineure des visions dissonantes que lui compose son don de clairvoyance. L'arôme lui envahit la bouche en prophétie d'intuitions imminentes, jusqu'à l'en saturer lorsque son troisième oeil dénature les plus banales réalités d'illusions corrompues. Faust, Henry et Ecthelion trinquaient un vin blanc sous ses yeux, lorsque l'alcool en leur calice avait pris des couleurs poisons qu'elle seule put discerner, et que sa propre liqueur lui devenait imbuvable ; la mort d'Hector Potter avait résonné dans les cercles dorés de l'aristocratie deux jours après, seulement. Une vérité létale dont ses frères ont souhaité la préserver en vain, qu'elle leur a fait comprendre partager en demi-mots et silencieuses subtilités - sans les trahir, sans les blâmer, écrin de leur bijou d'assassinat sans en vendre jamais le précieux secret. Quand lui vient le présage des exactions cruelles auxquelles se livre son cadet, les verres qu'il boit à la table des Black prennent l'épaisseur carmine du sang qu'il versera, tâchant  d'un vermeil illusoire ses traits de chérubin maudit ; la menthe, alors, se fait si violemment glaciale contre le palais d'Adela qu'elle n'expire plus pour Antarès qu'un souffle froid.
V. La rue.L'astre avorté se liquéfiait entre ses jambes, condamné par sa mère à n'hériter du pur sang Black qu'une couronne de caillots noirs. Ses phalanges livides en tremblaient d'être si violemment crispées, et les spasmes à son ventre la menaçaient d'évanouissement tandis qu'un matin de printemps, leur quatrième enfant se dissolvait en mare vermeille contre ses cuisses. Le cristal de la fiole se maculait encore des ultimes gouttes d'une alchimie maudite, tisane du diable qu'elle avait concoctée au silence de ses solitudes, et bue dans le même isolement sans qu'Alaric en sache le moindre écho. Les primes tressaillements de grossesse lui avaient été révélés en rêve, et avec eux la certitude que seul l'un sortirait vivant de l'enfantement, de ce bébé qui grandissait ou d'elle. La crainte que son mari n'élise pas sa survie face à celle d'un nouveau soldat, dût-il être sollicité pour exercer jugement de vie ou de mort, l'avait convaincue de s'en débarrasser - charogne, elle ne pourrait plus rien pour ceux de sa portée qui louvoyaient dans Londres, et se jura de ne jamais accorder à son roi d'autre héritier.
VI. La lavande. La chaste fleur s'était imposée à son nez avec tant d'insolence qu'elle en avait retroussé le sien, décousant le fil des baisers qu'elle tissait de désir contre la peau nue d'Alaric pour mieux expirer d'un soupir frustré l'offense à son orgueil. Le parfum de la future maîtresse portait la fadeur timorée d'un linge propret, vierge de toute souillure, insignifiante flore de soleil dont l'intolérable candeur était encore inconnue de son lunatique mari lui-même ; mais Adela sentait, parfois, l'effluve de sa prochaine conquête avant même qu'il ne la rencontre. Lorsqu'elle avait surpris leur nouvelle domestique en train d'arranger les grains de lavande d'un pot-pourri, l'épouse froissée avait compris sans rien en dire - ne laissant sa fierté possessive fissurer son masque parfait de porcelaine qu'en décelant, bien des années plus tard, un sillage de lavande dans les pas d'Artelius. Evanouie sitôt sentie, révélation furtive des mystères de son propre esprit, la fragrance vomissait le portrait d'une vérité qu'elle ne pouvait plus nier : les exquises lignes du nez et des mâchoires se reflétaient en parallèle sous son regard, comme un miroir du père à son bâtard. A ce jour, les murs du Square Grimmaurd se gangrènent de la haine qu'elle voue à Artélius, contaminant les iris vénéneux dont elle gratifie Alaric lorsqu'il le fait venir au Square. La serre de son jardin s'est muée en la matrice d'une vengeance, dont elle cultive patiemment le poison en gestation jusqu'à pouvoir en accoucher - à l'en faire regretter, l'illégitime, de n'être pas mort-né.
VII. L'arum (Calla lily). Audacieusement et presque scandaleusement masculine, la fleur s'est pourtant imposée au gré de ses recherches quant à un nom d'emprunt. Peu désireuse de n'être publiée dans les colonnes de la Gazette que pour le prestige et l'influence de son nom, cherchant validation pour la seule pertinence de sa plume acérée, la penseuse s'est tout d'abord revêtue d'une identité factice pour signature de ses premiers papiers ; Calla fut le prénom dont elle estampillait frauduleusement ses réflexions féministes, se revendiquant par-là du même pouvoir et de la même légitimité que le pouvoir traditionnellement mâle associé à la fleur. Acceptant finalement de signer de son propre nom, s'en servant même pour offrir une tribune à ses pensées, Adela n'en a pourtant jamais usé avec une effronterie qui embarrasserait sa lignée. Sa plume prend souvent pour support les récits de mythes, déesses et héroïnes pour éclairer d'un nouveau jour l'injustice bancale de la condition des femmes, et met bien souvent à l'honneur les femmes artistes de leur temps.
VIII. Les chrysanthèmes. Succédant à la perte d'une mère chérie dont elle préserve un portrait délicat dans ses appartements, Adela vit le deuil forcé d'une fratrie qu'elle rêvait éternellement loyale. Bien qu'elle conserve une neutralité prudente face au conflit fracturant les aspirations de Faust et celles d'Henry, ne désirant s'en aliéner aucun et les garder tous deux à ses côtés, la soeur fleurit de regrets tus le caveau familial d'une harmonie perdue.
IX. La digitale. Poupée dont la naïveté complaisante n'a jamais suscité la sympathie, fruit trop sucré d'une branche gâtée, Alcyone n'a jamais rien obtenu d'elle que des regards en digitale, à s'en suspendre un battement de coeur au détour d'un couloir. Adela ne la couve que de prunelles aux clartés létifères, l'épinglant comme l'on crucifie les ailes d'un papillon trop volubile, dont le moindre bruissement menace d'importuner l'ordre bien établi de sa maisonnée. Le manque d'esprit critique et les minauderies insipides dont Alcyone s'accapare Alaric exaspèrent la matriarche, confrontée au regard approbateur dont son mari couve leur nièce - incarnation vivante de la fille qu'ils n'ont jamais eue. Peinant à outrepasser sa défiance pour la jeune fille, Adela lui refuse encore le droit d'accéder à ses réunions dominicales - sachant pourtant pertinemment qu'elle gagnerait à s'en faire une alliée.
X. La bergamote. Tiédeur d'une ponctuation hespéridée aux longues semaines, l'agrume infuse tous les dimanches matins le luxueux salon de réception du manoir Black en déclinés d'earl grey. Le brunch bourgeois initié en 1906 par Adela ne tolère des convives qu'un raffinement sans faille et une réputation dénuée de reproches ; cercle de pureté et d'érudition où l'on savoure tant des douceurs que sa propre noblesse, le rendez-vous s'est instauré au fil des ans comme une invitation privilégiée pour quiconque la reçoit. Véritable vitrine du prestige familial et de son réseau d'influences, désignant ceux qui remportent sa faveur comme excluant ceux y la perdent, il y s'y joue là entre mets raffinés et causeuses rebrodées de soie la quintessence d'une aristocratie dorée - les alliances s'y chuchotent et les accords s'y lient, écrin d'arts et de confidences sur fond de traits d'esprit où la mécène déploie ses ambitions les plus esthètes.

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